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Un voyage au Fort de Chillon (histoire intégrale)

Dernière mise à jour : 27 nov.


Sibelle
Sibelle

Arthur
Arthur

Il y a quelques jours, ou devrais-je dire quelques années - le temps nous joue parfois des tours ! - une aventure incroyable est arrivée à Sibelle et Arthur. Laissez-moi vous raconter cette histoire… Ou plutôt ce conte perdu dans une temporalité incertaine…


Vous connaissez tous le Fort de Chillon n’est-ce pas ? Quoi, non ? Eh bien, laissez-moi vous le décrire. Il s’agit d’une construction militaire cachée dans la montagne, en face du magnifique château du même nom. Il faisait partie de toute une série de bunkers et de passages sous-terrains creusés en Suisse pendant la deuxième guerre mondiale pour permettre à l’armée de résister contre une possible invasion. Il a été utilisé à des fins militaires jusqu’en 1995. Il était classé «secret-défense» jusqu’en 2001. Vous vous rendez compte ?! Ce n’est qu’après qu’il ait été déclassifié que des travaux ont pu être entrepris à l’intérieur pour en faire un musée. Et c’est justement ce musée qui nous intéresse.


Donc reprenons. Sibelle et Arthur se sont rendus durant une journée un peu grise du mois de novembre visiter ce Fort. Après être remontés dans le tunnel d’entrée en suivant sagement leurs parents, les deux jeunes sont passés devant, pleins d’entrain. Quel délice d’avancer dans les couloirs, d’entrer dans les petites salles, de guigner dans les lunettes des fusils en s’imaginant défenseur ou défenseuse du bord du Léman ! Mais ce qui est vraiment remarquable, c’est ce qui s’est passé plus tard : les parents, un peu fatigués de déambuler, ont proposé de s’asseoir tranquillement au restaurant du musée. Sibelle et Arthur n’ont pas tenu bien longtemps en place. Après un thé froid avalé d’une traite et un quart d’heure de supplications, ils ont obtenu le droit d’aller visiter le reste du musée tout seuls. Nos deux héros partent donc en balade dans les couloirs et les pièces. Comme à leur habitude, ils courent, se faufilent et rient beaucoup. Arrivés dans l’ancien dortoir des soldats, ils se jettent sur le même lit en riant. Ils se chatouillent et se bousculent pour essayer de gagner tous les deux cette bonne place sur le matelas du bas, au centre. Ils ne voient même pas l’écran au-dessus de leur tête qui diffuse en boucle des images de Chaplin et que Sibelle shoote d’un pied maladroit. Leur bataille dure un petit moment. Assez longtemps pour qu’ils ne se rendent pas compte que les lumières se sont éteintes. Seule une veilleuse brille encore. C’est alors que la tête d’un soldat apparaît dans l’interstice entre les lits du haut. L’homme prend la parole, la voix pleine d’agacement :


- C’est pas bientôt fini ce raffut ? Il y en a qui essaient de dormir, nom d’une pipe ! On a une grosse journée demain !


Sibelle et Arthur se regardent et n’osent plus rien dire. La tête repart d’où elle est venue. Les lumières sont toujours éteintes. Les deux enfants attendent alors un bref instant que leurs yeux s’habituent à la pénombre avant de scruter un peu autour d’eux : à droite et à gauche, ils distinguent des soldats endormis. Celui de droite se met d’ailleurs à ronfler légèrement. Contre le mur, ce qui sert de veilleuse est en fait une vieille lampe à huile rouillée. Sibelle regarde Arthur, et comme si elle était face à un miroir, elle voit un visage aux yeux agrandis et à la bouche ouverte de surprise. Tout d’abord, aucun des deux n’ose parler. Puis, Arthur se lance, dans un chuchotement quasi inexistant :


- Sibelle, il se passe quoi ? On nous fait une farce ? Tu les avais vus, toi, les soldats en arrivant ? Tu crois que c’est un effet de style, une mise en scène comme les casques de réalité virtuelle qu’on a essayés ?

- Sincèrement Arthur, j’en sais rien... Mais si c’est ça, ben chapeau, ils sont forts ! Ça fait un peu animation d’Halloween. Je t’avoue que je n’ose plus vraiment bouger…


Arthur et Sibelle recommencent à regarder autour d’eux. Rien ne change par rapport à avant. Les soldats dorment. Alors Sibelle ose parler à nouveau :


- Bon, c’est pas tout ça, mais on devrait sûrement retourner vers nos parents. Ils doivent commencer à se faire du souci. On va encore se faire gronder. Ou alors ils sont en train de regarder nos réactions sur l’écran d’une caméra. Je suis sûre qu’on est filmés, ça doit les faire bien rire !


Pour donner suite à son idée, Sibelle se lève et se dirige vers la sortie du dortoir. Arthur la suit rapidement. Aucun des deux n’est vraiment rassuré. La porte est en partie ouverte, heureusement, ça fera moins de bruit pour sortir. Avec douceur, ce qui n’est pas habituel chez Sibelle, elle tire la poignée vers elle et regarde à l’extérieur. Le couloir est désert, éclairé lui aussi par une lampe à huile suspendue. Rien ne ressemble à ce que les enfants avaient vu en arrivant. Tout est vieux, sombre, gris, froid. À nouveau, ils se fixent, comme s’ils allaient pouvoir lire les réponses sur le visage de l’autre. Arthur demande :


- Sibelle, on fait quoi ? Tu te souviens par où on doit passer ?

- Pas vraiment… Par contre, il y avait la chambre du général, ou en tout cas des supérieurs sur cet étage non ? On devrait peut-être y aller. Enfin de toute façon, il faut avancer. On doit retrouver le restaurant.


Arthur hoche la tête pour montrer qu’il est d’accord. Sibelle part devant. Arthur la suit de très près. Il se dit que c’est le meilleur moyen pour la défendre en cas de problème et pour ne pas la perdre de vue. Le duo se faufile, aussi discret que des fourmis dans les couloirs fins. Ils ne croisent personne. Ils ne trouvent pas le restaurant non plus, ni aucune autre salle qu’ils avaient visitées. Sibelle s’arrête et se retourne pour parler à son ami :


- Mais qu’est-ce qui se passe ? C’est vraiment bizarre… On dirait qu’on est dans un autre monde.


Arthur, après avoir pris une grande respiration, lui répond :


- Alors en tant que passionné d’histoire, je dirais plutôt dans un autre temps. C’est comme si on était toujours au même endroit, mais pas à la même période. C’est stressant ! Je ne sais même pas si j’ai envie de croiser quelqu’un ou de trouver le commandant tu vois. Je ne suis pas sûr qu’ils seraient enchantés de nous rencontrer ici...


À peine a-t-il fini sa phrase que les deux jeunes entendent des bruits de pas qui se rapprochent. Tels des lapins pris au piège dans leur propre terrier, ils piétinent et tournent sur eux-mêmes à force d’hésiter entre partir vers l’avant ou vers l’arrière. Arthur reprend la parole :


- Sors ton téléphone et active la lampe de poche !

- Je ne l’ai pas, je l’ai laissé avec le reste de mes affaires à la table vers ma maman. On fait quoi, on retourne dans le dortoir ?


Arthur acquiesce, pivote et fonce en direction du seul endroit qu’ils connaissent. Les deux enfants entrent par la porte qu’ils avaient laissée grande ouverte et plongent sur le lit. Cette fois, pas de chamaille, ils s’allongent l’un à côté de l’autre et se recouvrent de la couverture militaire jusqu’aux oreilles. Sibelle fixe l’entrée de la pièce tandis qu’Arthur fait mine de dormir. Les pas continuent de rythmer le silence, d’abord lointains, puis de plus en plus proches. Sibelle a le réflexe de passer sa tête sous la couverture pour faire croire qu’il n’y a qu’une seule personne dans le lit juste au moment où un homme regarde dans le dortoir. Il fait un pas à l’intérieur et observe les soldats endormis pendant de longues secondes. Arthur peut entendre sa respiration. Après un temps qui lui paraît infini, le veilleur se retourne vivement en faisant claquer ses talons et part continuer sa ronde. Arthur se rend compte alors seulement qu’il avait retenu son souffle pendant toute la scène. Il soulève la couverture pour s’adresser à Sibelle :


- Ça va ? On a eu chaud !

- Alors ça, tu peux le dire ! Une terrible invention ces couvertures militaires : j’ai transpiré comme un phoque !


Arthur sourit d’avoir une copine qui sait rester drôle même dans les pires situations, mais il se retient de rire vraiment. Il ne voudrait pas de nouveau se faire gronder par le soldat du dessus. Après cette petite montée d’adrénaline, les deux amis se remettent en marche dans les couloirs. Cette fois, ils ont décidé de parler avec la première personne qu’ils croiseront. Ils ont d’abord pensé à sortir du Fort, mais si des soldats y sont cachés, c’est peut-être que la guerre fait rage à l’extérieur. Alors à choisir, autant se renseigner d’abord !


Sibelle avance dans le tunnel de roche le plus discrètement possible. Mais au fil de ses pas, Arthur remarque que sa démarche devient de plus en plus étrange. Il finit par lui demander :


- Sibelle, qu’est-ce qui se passe ? Tu marches vraiment bizarrement !

- Ben, tu me connais Arthur… Tu sais quel est mon plus gros problème quand on part à l’aventure toi et moi ?

- QUOI ? MAIS TU NE VAS PAS ME DIRE QUE TU AS BESOIN DE TOILETTES MAINTENANT ?? ON NE SAIT MÊME PAS OÙ ON EST DANS CE LABYRINTHE !!


Sous le coup de l’agacement, il a parlé si fort qu’une voix se fait entendre au loin :


- SOLDATS, SILENCE !! ET QUE FAITES-VOUS À ERRER DANS LES COULOIRS APRÈS LE COUVRE-FEU ! NON MAIS JE VAIS VOUS APPRENDRE, MOI, À NE PAS RESPECTER MES ORDRES !!


Le bruit des pas lourds qui approchent pétrifie les deux enfants et leur visage tourne au vert. Sibelle se met à crier :


- J’AI BESOIN DE TOILETTES !!!


La voix, tout près, se fait entendre à nouveau :


- MAIS QUI ? MAIS QUOI ? MAIS QUE… DES ENFANTS ???


Le commandant – car oui, c’était bien lui – n’en croit pas ses yeux. Il lève la lampe qu’il tient à la main et l’approche tour à tour des deux visages. Ce sont bien des enfants qu’il a en face de lui, dans son Fort. Il Observe ensuite leur habillement et demande :


- Qui vous a laissé entrer ? Et où avez-vous trouvé des habits pareils ? On vous croirait sortis d’un cabaret ! Ce n’est pas une place pour des zigotos comme vous !


Arthur regarde Sibelle, et quand il voit qu’elle commence vraiment à serrer les jambes, il dit :


- Si ça vous va, on fera les présentations plus tard, parce que là, ma copine, elle a vraiment besoin de faire pipi, vous voyez. Et je pense qu’on doit se dépêcher… !


Le gradé la regarde et répond mollement :


- Effectivement… Suivez-moi !


Les deux enfants suivent le militaire qui se retourne de temps en temps comme pour vérifier qu’il ne rêve pas. Arrivé vers une porte métallique, il la désigne du doigt et ajoute :


- Là. Et dépêche-toi !


Sibelle entre vite et claque la porte derrière elle. Arthur reste seul avec le commandant. Ce dernier le fixe avant de lui dire :


- Bon jeune homme, tu as quelques explications à me fournir. On attend ta copine et on va éclaircir tout ça dans mon bureau.


* * *


Quinze minutes se sont écoulées. Le commandant est maintenant assis à son bureau, la tête dans les mains. Il a écouté le récit de ces deux enfants bizarres. Ils viendraient du futur, vraiment ? Quelle importance, comme s’il n’avait que ça à faire : c’est la guerre, une guerre qui est devenue mondiale depuis le 7 décembre dernier ! Il relève un peu la tête et les regarde en murmurant :


- Je ne sais vraiment pas ce que je vais faire de vous. Si par hasard ce que vous racontez est vrai, vous n’avez nulle part où aller. Et je ne peux vraiment pas vous garder ici, c’est trop dangereux. Mais je dis n’importe quoi : cette histoire est digne d’un roman de Jules Verne. Je suis face à des enfants pleins d’imagination qui cherchent à fuir l’horreur de la guerre, c’est tout !


Comme pour mieux montrer son détachement, le commandant se lève précipitamment et se place face au mur, les bras croisés, dos tourné aux deux jeunes toujours assis.

Sibelle ne dit rien. Elle a les yeux fixés sur le calendrier depuis que son regard s’y est posé : le 25 août 1942. C’est incroyable, fou, incompréhensible. Les mots s’entrechoquent dans sa tête, elle ne sait pas si elle peut croire ce qu’elle voit. Elle a l’impression qu’elle est coincée dans un mauvais rêve. Alors elle ferme les yeux et se pince. Quand elle les rouvre, rien n’a changé : un bureau, un commandant debout, Arthur assis à côté d’elle et ce fichu calendrier qui affiche fièrement son 25 août 1942.


Arthur, lui, ne semble pas surpris, comme s’il s’attendait à tout ça, comme s’il avait déjà compris le fonctionnement de cette nouvelle réalité. Il demande :


- Vous dites que ce Fort est utilisé pour la première fois par l’armée ? Mais dans quel but ?

- Nous sommes la compagnie d’artillerie de l’ouvrage 55. Notre but est de barrer le passage aux troupes ennemies ou de contre-attaquer le cas échéant. Notre Fort est quasi invisible et il est conçu pour résister aussi bien aux attaques aériennes que terrestres. Sa position est stratégique. Nous répondons aux ordres du général Guisan qui nous parviennent par téléphone. Grâce à nos canons antichars, nos mitrailleuses et nos fusils Fass57, nous sommes prêts. Il y a toujours des soldats aux points importants, nous faisons des tournus pour dormir. Et nous économisons les réserves. C’est pour ça que l’éclairage reste bas dans les galeries. Je n’ai pas de temps à vous consacrer là au milieu, nom de sort !!


Arthur se lève et fait un geste maladroit de la main droite qu’il tend contre sa tempe tout en serrant les talons. Il prononce un malhabile :


- Je suis des vôtres, mon commandant ! Je veux me battre à vos côtés, servir mon pays. Je ne veux pas rester les bras croisés !


Sibelle n’en croit pas ses yeux, ni ses oreilles. Elle se lève elle aussi rapidement et saisit le bras gauche de son ami. Elle lui dit, les dents serrées :


- Arthur, c’est la deuxième guerre mondiale ! Tu as réalisé ou pas ? Tu ne vas pas t’en mêler, tu rigoles ? C’est n’importe quoi ! Toi qui avance toujours à reculons, tu veux te battre dans l’artillerie du Fort de Chillon ? Non mais je rêve !!


Arthur retire son bras de la main de sa copine d’un coup sec et tourne vers elle un regard sévère :


- Je suis très sérieux Sibelle, on n’a sûrement pas été envoyés là pour rien. L’histoire a besoin de moi, je le sens ! Alors laisse-moi prendre ma place !


Le commandant, qui s’est retourné et observe la scène, prend la parole :


- Tout doux les petits, tout doux ! A la guerre, le plus important, c’est de se serrer les coudes. Vous êtes les deux seuls enfants ici, alors restez solidaires. C’est très gentil Arthur de me proposer tes services. J’avoue que nous ne sommes jamais assez pour les petites tâches du quotidien. Mais il faut que Sibelle – c’est bien ça ton nom, je ne l’avais jamais entendu auparavant – il faut donc que Sibelle accepte de nous aider aussi. Sinon je vous renvoie tous les deux à vos parents : dehors !


Sibelle se laisse tomber sur son siège. Quel mauvais plan : elle doit choisir entre s’enrôler comme soldate ou sortir dans un monde en guerre qu’elle ne connaît pas, sans savoir où aller. Elle tourne la tête vers Arthur qui la supplie du regard. Elle fronce les sourcils, puis lance :


- Ok, je dois choisir entre la peste et le choléra, c’est n’importe quoi !! Moi dans l’armée ? On aura tout vu !! Mais d’accord, on devient soldats, d’accord… Je déteste ce que je viens de dire, beuuurk !


Arthur, lui, saute de joie et danse victorieusement. Le commandant l’arrête d’un geste de la main. Il dit :


- Bon, alors SOLDATS, MON PREMIER ORDRE SERA DE VOUS DEMANDER D’ALLER AU VESTIAIRE ET DE METTRE VOS ÉQUIPEMENTS. ON N’A PAS IDÉE D’ÊTRE SI MAL FAGOTÉS. ALLEZ, AU PAS DE COURSE !! ET ENSUITE, CORVÉE POMMES DE TERRE. ET QU’ÇA SAUTE !


Les deux enfants, comme piqués par des guêpes, courent dans la direction que leur a montré le chef. Ils trouvent le vestiaire au bout du couloir. Là, des casiers sont ouverts avec des habits militaires à l’intérieur. Sibelle et Arthur hésitent, se regardent, puis se décident à les enfiler par-dessus leurs vêtements. Ils prennent chacun une casquette et la vissent sur leur tête. Arthur sourit et dit :


- Voilà, on est de vrais soldats !


Sibelle grimace et lui répond :


- Je ne comprends vraiment pas pourquoi tu trouves ça si génial. On est dans la deuxième guerre mondiale mon gars ! Plein de malheureux se font tuer alors qu’ils n’ont rien demandé, plein de gens se font déporter et des livres sont brûlés. Un taré nommé Hitler prend des décisions délirantes et des malades le suivent sans rien dire. Tu veux vraiment faire partie de ça ?

- Ben tu vois, peut-être justement qu’on va pouvoir changer quelque chose. Parce qu’à notre époque, ça existe encore, mais comme ça se passe à l’autre bout du monde, je me sens complètement inutile.

- Et vous croyez que ce qu’on va faire dans ce Fort va améliorer l’Histoire,  monsieur le Roi Arthur ? Tu vas écrire une nouvelle page de légende, c’est ça ?


Arthur va répondre quelque chose de pas très poli quand les deux jeunes entendent : «CORVÉE PATATES, C’EST MAINTENANT !» retentir dans les couloirs.


Ils éclatent de rire et courent en direction de l’appel. En arrivant à la cuisine, Arthur lance à Sibelle :


- Je t’ai toujours dit qu’on en était des belles, de patates !


Les deux enfants se retiennent de rire et se positionnent devant le cuisinier. Celui-ci les regarde des pieds à la tête avant de leur tendre à chacun un cageot de pommes de terres et de dire :


- C’est pas vrai, ils les recrutent de plus en plus jeunes. Saleté de guerre !


* * *


Après une bonne heure de travail et avec les mains bien endolories, Arthur et Sibelle ont droit à une pause. Ils s’asseyent à la salle à manger dans laquelle les soldats discutent, anxieux, des quelques nouvelles qu’ils ont reçues de leurs familles. L’humeur est maussade. Tous jettent des regards à Sibelle et Arthur. Ils les appellent «Les P’tits», parce qu’ils leur rappellent leur frères et sœurs restés à la maison. Ils leur offrent du chocolat et des biscuits militaires. Arthur et Sibelle refusent d’abord, puis comme ils ont faim, ils les ouvrent et commencent à les manger, doucement. Ils se rendent bien compte qu’eux n’ont pas manqué de nourriture comme ces gens pour qui la guerre dure depuis trois ans déjà. Un des soldats prend la parole :


- Bon les gars, ça suffit. On ne va pas laisser la tristesse s’emparer de nous, d’accord ? Il faut que Les P’tits puissent jouer, ce ne sont encore que des enfants.


Sibelle se lève et dit :


- J’ai une idée de jeu, je vous montre ? Je mime quelque chose et vous devez deviner ce que c’est.


Sur ce, elle fait le gros dos, balance ses mains vers l’avant comme pour griffer et se met à miauler d’une petite voix en soufflant et crachant. Les soldats rient et crient tous en coeur :


- Un chaton, c’est un chaton ! Mais un chaton féroce.


L’un d’eux s’exclame :


- À moi !


Et il se traine par terre à la manière d’un serpent en tirant la langue. Tous rient de plus belle et c’est Arthur qui crie :


- À moi !


Il court pour prendre la place du mime, mais son pied s’emmêle dans ceux d’une chaise mal poussée. Il s’encouble et tombe en avant, la tête contre le mur. Quand il se relève, il fait tout noir autour et le bruit a cessé. Il tâtonne pour essayer de se repérer et appelle :


- Sibelle, tu es là ?


Pas de réponse, mais la lumière se rallume et Arthur et Sibelle se retrouvent à l’entrée du restaurant du musée, l’air hagard. Ils se regardent et remarquent qu’ils portent toujours les habits militaires et les casquettes. Ils entendent la voix de la maman de Sibelle qui leur dit :


- Ah, vous voilà enfin ! On avait bientôt fini tout leur stock de café. Vous avez mis long à revenir. Et c’est quoi ces habits ? On vous les a prêtés ? On pourrait presque vous laisser ici, vous allez à merveille dans le décor.


Sibelle regarde Arthur en souriant avant de répondre :


- Ooooh oui, tu ne sais pas à quel point ! Bon, on a soif, on peut boire quelque chose vers vous ?


Le papa de Sibelle rétorque :


- Ah non, je crois que ça va là, on a assez attendu ! Allez plutôt enlever ces costumes et revenez vite, il est l’heure qu’on rentre pour le souper !


La mine défaite, les deux enfants repartent en direction du vestiaire. Arthur propose :


- On devrait demander si on peut garder ces habits. Ils sont un peu à nous quand même, non ?


Sibelle répond :


- Ben tu vois, je ne voulais pas devenir soldate, mais je les garderai bien aussi en souvenir. C’est quand même fou ce qui nous est arrivé. Je n’arrive pas encore à y croire. Tu te rends compte, on ne pourra jamais raconter ça à personne, ils vont penser qu’on invente pour se rendre intéressant.


Arthur ajoute, un sourire malicieux accroché sur son visage :


- Au moins on était les deux, alors on pourra en parler ensemble. C’était vraiment incroyable comme expérience. C’est quoi qui t’a le plus marqué, Sibelle ?

- Alors clairement de me rendre compte que ces gens ont vécu comme ça de 1939 à 1945. Ça devait être tellement stressant ! Moi qui aurais toujours voulu voyager dans le temps pour mieux comprendre ce que les gens vivaient, maintenant, j’espère que ça ne m’arrivera plus jamais. Je suis mieux ici, dans ma vie, même si des fois je m’ennuie ! Et toi, Arthur ?

- Que... Purée, ça fait super mal aux doigts de prépare de la purée ! ESPÈCE DE PATATE !

- Mais non, tu as osé !


Comme à leur habitude, Sibelle et Arthur partent en courant et en se chamaillant à travers les couloirs pour rejoindre leurs parents. Ils ont encore demandé à aller revoir les photos des soldats et commandants ayant été dans le Fort pour essayer de retrouver des visages connus. Quand ils les ont vus, ils leur ont fait un petit salut discret, en sachant qu’au moins, ils avaient réussi à les faire rire malgré la tristesse de la guerre.


Merci à Aurélie Chalon et à ses amis du Fort de Chillon pour les précieuses informations

 
 
 

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